C’était un matin gris.
Après que le Soleil ait brillé de façon presqu’insolente, nous égayant de sa chaleur, nous alanguissant presque d’un bonheur, voilà qu’il était allé se cacher derrière les nuages.
Comme s’il savait…
Comme s’il savait que dans la grisaille le confinement serait moins souffrant.
Comme s’il savait que dans le confinement, l’enseignement serait plus présent.
S’il avait rayonné autant que les jours précédents, nous aurions été dehors et nous nous serions vus…
Et alors comment s’empêcher de se serrer dans les bras…
Comment retenir toutes ses larmes en amont du barrage…
C’est qu’aujourd’hui mon père venait nous faire une livraison.
Une livraison peut ordinaire, sous prétexte d’aller chercher de la paille chez les voisins, il nous apporterait la commande de céréales et pierres de sel pour nos animaux.
Alors que tout le monde ne parle que d’épicerie et d’infirmière, mon père c’est celui qui fait que l’épicerie est encore remplie.
Encore mieux, mon père, il vend directement à ceux qui l’entoure.
Mon père, grâce aussi à tout ce qu’il créé et partage avec ma mère, c’est celui qui nourrit plusieurs familles de la région.
Il les nourrit de façon juste, respectueuse et sécuritaire… ce qui vaut de l’or par les temps qui courent.
Mon père, c’est celui qui nous appris la Terre, à écouter, observer.
Mon père c’est celui qui brosse ses vaches, qui leur parle, qui les aime, qui les observe, qui apprend d’elles. C’est celui qui nourrit son rêve en permettant aux autres de s’alimenter.
Mon père c’est celui qui même en temps de confinement s’est installé une « tank à fioul » pour s’assurer de garder son tracteur fonctionnel, qui part chercher de la paille au petit matin avant que la circulation ne soit resserrée pour être sûr que les vaches soient confortables lorsqu’elles sont vêlées, qui est reconnaissant de pouvoir avoir à temps une grosse livraison de grain pour être certain qu’aucun quatre pattes ne manque de rien.
Mon père et tous les autres agriculteurs et producteurs comme lui, font partie des services essentiels, même si on a tendance à l’oublier, même s’il faudrait apprendre à s’en rappeler.
Alors hier ma mère a appelé pour dire qu’il passerait et qu’il déposerait aussi des petites choses à grignoter. Depuis le confinement on a avait placé un bac au pied de notre arc en ciel, au bout du chemin. Un bac de contrebandier servant à s’échanger entre voisin ce qui nous manquait. Pour ne pas que la nourriture gèle ma mère appelerait lorsque mon père serait sur son départ. À peine avais-je raccroché que les enfants se sont mis à bricoler, à cuisiner. L’homme est même parti en ville, à l’épicerie histoire d’en profiter pour les ravitailler. Du grain pour les poules contre quelques pommes, un peu de beurre et du savon.
Ce matin quand ma fille m’a tendue le téléphone je savais. Le ton était neutre, un peu retenu même. Maman me disait que papa se mettait en route. Il était tant que je m’y mette moi aussi. Rassembler nos confections, nos petits mots, nos arcs en ciel, prendre le traineau et marcher jusqu’au chemin. Et pleurer, pleurer, tellement pleurer.
Moi qui ai souvent été taraudée par la question de savoir ce que ça faisait ou comment on faisait pour dire au revoir à quelqu’un pour la dernière fois… ces gens qui ont vu leurs enfants, leurs maris partir à la guerre, d’autres qui ont migré ou succombé. Je marchais en me demandant pourquoi ? Pourquoi m’affliger ça ? Après tout je pourrais rester ! On pourrait se voir. On pourrait se parler. Je pourrait voir ses rides au coin des yeux, certainement aussi ses traits tirés … on pourrait faire presque comme si de rien était. Parler des chevaux, de comment il a fait beau. Mais je savais que je ne pourrai pas résister. Je savais que mes larmes lui briseraient le cœur, même si le plus fort c’est mon père. Je savais que la petite fille en moi ne résisterait pas à coller sa tête sur sa poitrine, sentir son col de chemise sur ma joue, renifler l’odeur de la lessive dans son cou.
Je savais…
Alors j’ai déposé mon paquet, dans notre bac décoré. Puis même si je savais qu’il ne fallait pas, je suis restée un peu, à attendre à le guetter, à l’espérer. J’étais là au bord de la route m’imaginant son pick-up tourner le coin et le voir apparaitre. Et avec lui tout un monde apparaître. Un monde de liberté, celle de rouler sur de longues routes poussiéreuses avec un trailer à cheval ou une remorque pleine de foin. C’est toute la connivence de tels moments et la sensation si puissante d’être affranchi de l’indécent, du décadent pour se lier à l’essentiel à l’abri du reste du monde. J’ai poursuivi ma rêverie et me suis remise en route vers la maison. Avant de rentrer j’ai pris le temps d’aller voir les chevaux et je le savais, j’avais fait exprès, en sortant de l’enclos, le pick-up se dessinait tout au bout de l’entrée.
… je me suis faufilée derrière la longue enfilade de pins et je l’ai observé. Mon père.
Mon père cet homme qui recule un pick up et un trailer sans frissonner. Qui comme toujours, tranquillement, sans se presser à fait ce qu’il avait à faire. En digne homme il n’a pas soulevé le couvercle du bac en premier, curieux de ce qu’on y avait laissé. Non ça il laissait ça aux femmes, il nous laissait ça à ma mère et à moi. Lui il s’occupait des priorités ! Je l’ai vu se saisir du traineau que j’avais laissé, y déposer un sac, puis deux. Je m’en suis voulu de ne pas aller l’aider, même si chaque fois il me dit de ne pas forcer qu’il va s’en occuper. Puis il a ajouté une pierre de sel, puis deux, puis trois et une autre de minéraux. Je n’avais pas commandé tout ça, mais c’était sa manière de nous aimer, qu’il manque de rien pour nos animaux. Que mon rêve de fermette et de chevaux puisse continuer d’exister, même si pour un temps il était confiné. Je l’ai entendu vociférer en dedans de lui, parce que le traineau que j’avais laissé était bien trop petit. C’est que le plus grand n’avait pas été rangé et était enseveli. À 46 ans j’avais encore mes ratés alors que lui toutes ces choses étaient toujours placées. Vous devriez voir son atelier ! Ou ce qu’il a fait cet hiver ! Dans le garage il a décidé, comme ça pour s’occuper et aussi pour prendre soin, d’installer deux box pour les chevaux. Ces box vous auriez envie de les louer pour vos vacances d’été ! Tout en bois, avec des tapis de caoutchouc. Il a même fait les ferronneries de porte lui-même. Qui en 2020 prend le temps de faire des ferronneries ? Courir des vieux fers chez les anciens, puis les travailler, les souder, les ajuster. Travailler deux minutes, remettre sa main dans la mitaine pour la réchauffer, puis recommencer. S’appliquer, prendre son temps, faire les choses bien, créer du beau. Il fait ça mon père ! Alors mon petit traineau d’enfant, impossible à bouger à dû le faire grogner un tantinet ! Puis je l’ai vu ouvrir notre bac, prendre ce que l’on avait déposé pour eux. Retourner vers le pick-up déposer notre offrande et mettre la leur en échange. Puis doucement, tranquillement, sans se presser, il est remonté dans son camion.
Et il a attendu.
Est ce qu’il m’avait vu ?
Il a attendu encore.
Je me suis demandé si j’allais résister ou si j’allais me ruer vers lui ?
Je me suis demandé pourquoi je m’imposais ça ? Alors que d’autres vadrouillent d’un bord et de l’autre, pourquoi moi je ne pourrai pas voir mon père ?
Tandis que mon grand-père nous a appris que lorsqu’on n’avait pas le droit, il suffisait de prendre le gauche, pourquoi cette fois-ci j’ai consenti ? Pourquoi sommes nous en isolement depuis si longtemps. Vingt jours dans notre cas… depuis ce fameux vendredi treize ? De quoi me parle cette réclusion ? Qu’est ce qui s’adresse à moi dans ce grand passage ? Et tout à coup je comprends que si nous ne nous étions pas imposé ça, je ne toucherai pas à ce qui se murmure en moi en ce moment. Cet espace fracassé où il a fallu dire au revoir à la famille entière sans savoir si on la reverrait. Ces enfants que je serre dans mes bras matins et soirs alors qu’ils ne sont pas de moi. Leurs mères au bout du monde qui doivent se demander ce qui leur est arrivé. Ma petite sœur envolée pour l’éternité un soir d’été. Et je le sais, je le sens ce fracas coule dans la chaire de mes aïeuls, dans les cendres d’anciens buchers, dans les migrations saisonnières de mes ancêtres… cette déchirure d’être séparés, cette peur de la perte, cette douleur du membre amputé. C’est pour ça que je suis là cachée derrière les arbres à pleurer regardant mon père s’en aller, pendant que le vent qui m’a entendu souffle et souffle encore pour me supporter. Je suis là pour faire la paix. Déposer les vieilles blessures, les écorchures, les déchirures et malgré le manque et la peine m’autoriser à être heureuse, en toute légitimité, avec humilité et sans culpabilité. Une fois encore je suis à appelée à tisser avec l’invisible, à traverser le voile des embruns, permettre la guérison de tant de façons et Marcher dans la Beauté… pour ceux qui m’ont précédés et ceux dont les rêves ne sont pas encore nés.
Alors je marche au bout du chemin, récupérer une partie des provisions. Ce bac que l’on a tant nettoyée, désinfecté, je l’aurai humé, m’y serai vautrée à la recherche d’une odeur, d’une sensation qui me vienne de mon père. J’ai embarqué tout ce que j’ai pu sur mon dos, me transformant en femmes du monde, de celles qui portent… qui portent des enfants, des denrées, du bois, des fracas. J’ai callé sur ma hanche un des gros paquets, puis un autre sous le bras et mes larmes ont commencé à sécher. Lorsque je suis arrivée à la maison le feu que j’avais allumé au petit matin avait commencé à chauffer. Les enfants c’étaient levés et m’attendaient pour déjeuner. L’air était léger. Ils ont dépaquetés avec entrain ce que leur grand- mère avaient préparé pour eux, ont trouvé le traditionnel biscuit de Savoie et pain d’épice duquel ils se ont emparés… sans oublier la gelée de pommes. Vous vous rappelez les biscuits de ma mère et de ma grand-mère ? À ce moment j’ai vu l’étendue de notre arc en ciel, les couleurs de chacun, la tribu fabuleuse que nous avons tissée, le souvenirs de nos aventures partagées et toutes celles dont on continuait de rêver et je me suis dit « Ça va bien aller ! »