Agenouillée sur la Terre

IMG_8796C’était un jour ordinaire à la campagne,
De ces jours où le soleil brille, où après avoir ramassé les œufs ma mère était penchée sur son jardin à semer une nouvelle planche de radis, tandis qu’après avoir nourri les cochons mon père amorçait la maintenance de la faucheuse dans l’intention d’aller couper un peu d’herbe pour les vaches.

C’était un jour moche dans mon corps,
De ces lendemains de traitement, la bouche pâteuse, l’intérieur brulé, le cerveau dans la brume, le tremblement intérieur s’accentuant, déconnectée de la source.
C’était une journée chez mes parents où j’étais aller passer quelques jours pour me reposer, consentir à ralentir… laisser mes paupières s’alourdir.
A défaut de pouvoir prêter main forte j’ai renoué avec un ancien rituel, celui de prendre des photos. Arrêter le temps. Fixer des images. Prêter vie au moment présent. Au passé aussi pour ne pas oublier. Voir, s’émouvoir de ce qui se vit là, juste dans l’instant.
La courbe du dos de ma mère me rappelant mon grand-père dans son potager, binette à la main. Emblème de tout un village, de toute une époque.
Les rides au coin des yeux de mon père, son chapeau, ses gestes francs qui racontent sa vie, son expérience … sa quête de sens.
Semer des radis.
Aérer la terre.
Graisser la faucheuse.
Se pencher.
Se relever.
Suivre un fil invisible.
Se pencher encore sur son ouvrage, concentré, attentionné, un savoir-faire qui m’émeut, me chavire, me bouleverse, parce que dans ces gestes se tient ma famille entière. Ma famille dans sa douceur, dans ses discordes, dans ses rêves, dans ses espoirs, dans ses fiertés, dans ses joies, dans ses peines, dans ses non-dits.
Dans ces gestes s’invitent un cortège, un cortège de fragments de vie… des mariages, des fausses couches, des enfants morts, des labeurs à n’en plus finir et des grandes tablées garnies comme jamais. Entre ces mains se tient une flopée de cousins, trâlée d’enfants espiègles se régalant de cerises assis au frais sur l’escalier de pierre, se niche l’odeur de l’humidité de la cave à vin ou celle de la résine du bois fraichement travaillé.
Dans ces gestes et postures se révèlent ce dont mes enfants n’ont pas encore conscience, ce que je veux continuer de faire exister, ce trait d’union entre les mondes que tissent leurs grands-parents.
Alors j’appuie sur le bouton de mon appareil photo.
A chaque clic, un battement de cœur.
A chaque clic, un souvenir.
A chaque clic, une transmission… la pérennité d’un monde ne serait-ce que dans sa souvenance.

La mise à l’ordre de la faucheuse achevée, voilà que mon père au volant de son vieux tracteur s’en va couper le carré d’herbe convoité.
La vieille faucheuse édentée m’a ramené dans un monde presqu’oublié.
À mesure que le tracteur s’éloigne et que les herbes jonchent le sol, je me surprends à m’agenouiller.
M’agenouiller pour ramasser les herbes, en faire des fagots et des gerbes à sécher comme je l’ai vu dans d’anciens livres, comme mes parents et grands-parents nous l’ont raconté.
Ce qui me plait c’est qu’il y a un sens.
Un sens pour rouler les herbes.
Partir de bas en haut, comme l’a initié le passage de la faux.
Laisser mes mains vaquer, rouler, tourner, comme si quelque chose en elles savaient.
Ça me rappelé le jour où j’ai fait mon premier tambour, cette sensation de retrouver des gestes oubliés.
Cette danse si douce au bout des doigts, le corps engagé, comme si la source coulait à nouveau, que le fil était renoué, le contact rétabli.
Puis elles y étaient toutes !
Marguerite, Vesce jargeau, Mélilot, Vergerette de Philadelphie, Mauve,
Chacune avec leur Medecine,
Étendues là devant moi, à mes pieds, je les entendais chuchoter…
Chuchoter les histoires que ma grand-mère nous racontaient,
Chuchoter les moments sur la Réserve où je les ai rencontrées,
Chuchoter toutes les vertus dont elles sont porteuses,
En même temps que je me ravissais de leur beauté, de leur couleur, de leur délicatesse, de leur promesse, je me laissais aller à un sentiment d’allégresse.
Si les fleurs revenaient d’été en été, alors moi aussi je recouvrerai ma vitalité, ma clarté d’esprit, ma beauté.
D’autant qu’aux fleurs s’ajoutent les pollinisateurs, les mouches, les bourdons, les papillons, mais aussi une foule d’escargots en colimaçon.
Et même la crotte d’un renard…
Dans ce long rituel de ramassage, où mon corps s’abandonne à l’instant, rompant momentanément avec tous les désagréments, je voyage.
J’apprends, je consens, tandis que le vent souffle doucement.
Alors me prends l’envie de me coucher, de me lover sur cette Terre et de prêter l’oreille à Tout ce qui se dit, tout ce que je n’aurai pas vu, si ce matin je n’étais pas venue, renouer avec des gestes oubliés et m’agenouiller dans la prairie fauchée.
Je sens alors ma grand-mère me frôler, là à mes côtés, son tablier continuant d’onduler sous la brise d’été,
J’entends ce qu’elle continue de me dire et de rire, ce qui continuer de l’amuser ou de la faire pleurer.
Je tisse une couronne de fleur pour ma mère et son sourire me ravit.
Je sens que rien n’est fini.
Tout continu.
Particulièrement les matins d’été, agenouillée sur la Terre avec ma Mère et ma ma Grand-Mère !